Les tensions entre les Duala et les Allemands
Lauren KAMENI (élève de 3ème), Irène OTZMANN (élève de 1ère S ) et Aude TAMOKOUE (élève de 3ème)
Conseils, relecture et mise en forme : Luc YOMSI, François SAMSON et Loïc GAUDEAU
De juillet 1884 à février 1916, le Cameroun est sous administration allemande. C’est parmi les souverains duala, signataires du traité de protectorat, que les premières résistances à l’occupation allemande se manifestent. Tout d’abord, Lock Priso, chef de Bonabéri (Hickory Town), sur la rive droite du Wouri, refuse d’entériner le traité ratifié par les rois Bell et Akwa et n’accepte pas que le drapeau allemand soit hissé sur son territoire. En représailles, le 18 décembre 1884, le contre-amiral allemand, Knorr, débarque à Douala avec ses canonnières et bombardent les quartiers de Bonabéri et Joss Town, placés sous son autorité. Cette réaction violente met fin à l’insoumission du roi de Bonabéri.
Au début du XXe siècle, la résistance aux Allemands réapparaît chez les Duala. Elle est menée par Rudolf Douala Manga Bell, qui se différencie des autres chefs opposés au projet d’expropriation des Allemands. Avec son bras droit, Adolf Ngosso Din, il est l’un des hommes les plus illustres défendant la cause des Duala.
1. Rudolf Douala Manga Bell , chef de file des Duala
Rudolf Douala Manga Bell, né en 1872 à Douala, est le fils aîné du roi Manga Ndumbe Bell. Après ses études primaires à Douala, il les poursuit en Allemagne et étudie le droit à l’université de Bonn, avant de revenir au Cameroun en 1896 et intégrer l’administration judiciaire allemande.
Portrait de Rudolf Douala Manga Bell (1872-1914)
En 1908, quand le roi Manga Ndoumbe meurt, il devient le chef supérieur des Bell qui regroupent tous les habitants du plateau Joss, à Douala. Lorsqu’en 1910, le gouverneur allemand, Théodore Seitz lance son projet d’urbanisation nommé « Gross Duala », pour faire de la ville l’un des plus grands ports d’Afrique, Rudolf Douala Manga Bell devient un ardent défenseur de son peuple face à un projet ségrégationniste.
2. A l'origine des tensions, le projet du « gross Duala »
Le premier acte posé par les Allemands en vue de l’expropriation des terres, en violation de la troisième réserve du traité de protectorat, est l’ordonnance du 15 juillet 1896, qui fait du Cameroun, une terre de la couronne. D’autres actes vont suivre, notamment l’ordonnance du 14 février 1903 qui établit le droit d’expropriation des terres pour cause d’utilité publique avec compensation par le paiement d’une simple indemnité.
En 1910, le gouvernement local allemand veut devenir maître du plateau Joss et des bords du Wouri alors que ces terres appartiennent aux indigènes. En échange, ces derniers doivent recevoir des dédommagements et s'installer hors de ces quartiers réservés aux Européens. Officiellement, cette politique est pratiquée pour des « raisons d'hygiène » car le médecin du gouvernement allemand, le docteur Ziemann prétend que « 72% des Duala sont infestés par la malaria. Robert Koch propose de faire disparaitre la malaria avec la quininisation de la population, mais le docteur Ziemann s'oppose à cette idée, sous prétexte qu'elle est irréalisable.
Vue du plateau Joss, à Douala, vers 1900 (le palais au premier plan est celui du roi Bell)
Source : http://www.douala-guide.net/histoire-joss.htm
Les Allemands prévoient la division de la ville en trois zones : un secteur pour l’établissement des services publics et des résidences pour les Européens, un secteur pour les Duala (les quartiers New Deido, New Akwa et New Bell), et entre les deux secteurs, une zone tampon d’au moins un kilomètre de large.
Projet urbain allemand, décidé en 1910
3. Un projet urbain contesté
Par ce projet, le gouvernement allemand entend empêcher les Duala de tirer profit de leurs terres. Lorsqu’ils sont informés, leurs chefs s'y opposent : « nos terres et biens sont notre richesse, c'est de leur vente que nous vivons ». La première protestation est celle de Rudolph Manga Bell en novembre 1911, dans un télégramme adressé au Reichstag :
"En raison de leur impuissance à pouvoir se défendre, les chefs supérieurs de Duala prient respectueusement la Haute-Diète allemande de bien vouloir demander très gracieusement au Bundesrat ou bien à Monsieur le Chancelier de prendre des mesures pour l’annulation de l’expropriation de notre bien-fonds ainsi que pour celle du refoulement du peuple duala loin du fleuve, refoulement qui mettrait tout le peuple dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins." |
Les chefs ne veulent pas renoncer aux terres léguées par leurs ancêtres à un prix dérisoire et souhaitent obtenir au moins le double de la somme proposée qui est de 40 Pfennigs par m2. Le 8 mars 1912, ils réitèrent leur appel à Berlin et se demandent depuis quand leur patrimoine foncier agricole est-il devenu propriété du gouvernement ?
Röhm (responsable du Bureau Régional) est d'avis qu'ils n y a rien à craindre des Duala, souvent divisés. Mais cet optimisme s'évanouit car, en décembre 1912, les principaux rois (Rudolph Manga Bell, Dibussi Dika et Ekwala Epee) se concertent et décident de ne choisir aucun lieu de résidence et maintenir leur refus d'expropriation. Manga Bell déclare même que, « selon le traité de 1884, les droits de régler les problèmes fonciers incombent non au Reich, mais aux Duala ».
En janvier 1913, Rudolph Manga Bell émet un nouveau télégramme et lorsque le chef de district est mis au courant de cette démarche, ce dernier entreprend immédiatement une procédure accélérée pour pétition directe et illégale. Parallèlement, il prend un arrêté entérinant l'expropriation.
En août 1913, Röhm oblige Rudolf Manga Bell à choisir entre ses prérogatives de chef de tribu ou continuer son combat. Ce dernier opte pour la deuxième solution et est démis de ses fonctions, ce qui augmente l'agitation dans la ville. Tout au long de l’année 1913, les souverains duala persistent dans leur protestation et multiplient pétitions et télégrammes, comme celui du 24 novembre 1913.
En décembre 1913, commence l’opération de « déguerpissement » forcé. Le 12 janvier 1914, une troupe de débarquement forte de 850 soldats prend d’assaut la ville de Douala. Les chefs indigènes décident alors d’envoyer illégalement Ngoso Din, secrétaire de Manga Bell, en Allemagne, afin qu’il s’adresse à l’opinion publique et que le Reichstag arrête l’expropriation. Il est aidé dans sa tâche par le juriste, le docteur Halpert et le journaliste Helmut Von Gerlach.
Ce travail finit par porter ses fruits, car, le 18 mars 1914, la commission budgétaire du Reichstag, à titre de mesure conservatoire, décide de ne pas accorder les moyens financiers sollicités par le gouverneur allemand. En même temps, Rudolf Duala Manga Bell s’emploie à persuader le maximum de tribus en dehors des Duala, afin de les mobiliser pour le combat contre l’autorité coloniale. Le message généralement envoyé est celui-ci : « Quand les Allemands en auront fini avec nous, c’est-à-dire nous aurons pris nos terres, ce sera votre tour ». De plus en plus surveillé, il envoie des émissaires auprès d’autres chefs à l’instar des chefs de l’Ouest Tettang de Bagam et le sultan Njoya des Bamoun, à Foumban.
Le sultan Njoya dans son cabinet de travail, à Foumban, le 25 juillet 1916.
(Source : http://www.mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr)
Le 26 avril 1914, Ndame, l’émissaire de Rudolf, est reçu par le sultan Njoya. C’est au cours de cette entretien qu’il aurait indiqué, d’après les archives allemandes, que Rudolf Duala Manga Bell avait l’intention de s’adresser aux Anglais, qu’il estimait meilleurs gestionnaires coloniaux : « Les Allemands sont injustes, ils n’aiment pas les chefs des Noirs… Les Anglais par contre n’agissent pas ainsi ». Njoya lui aurait alors répondu : « Les Allemands sont mes maîtres, qu’ils me fassent du bien ou du mal, je leur reste fidèle ». Le lendemain, il se confie au missionnaire bâlois Gerprägs, qui lui recommande de tout mettre par écrit et d’en informer les autorités allemandes. Le 28 avril 1914, le sultan livre Ndame et le compte-rendu de leur conversation aux Allemands.
Cela aboutit à l’arrestation de Rudolf Duala Manga Bell et Ngosso Din, le 10 mai, pour trahison. Emprisonnés à Douala, ils sont jugés le 7 août puis pendus le lendemain alors que la Grande Guerre vient de commencer. Juste avant son exécution Manga Bell aurait dit ces quelques mots :
"Vous pendez un innocent, vous me tuez pour rien. Mais les conséquences de cet acte auront une suite mémorable. Maintenant, je quitte les miens ; mais maudits soient les Allemands. Dieu que j’implore, écoute ma dernière volonté : que ce sol ne soit plus jamais foulé par les Allemands". |
Le même jour, d’autres résistants sont exécutés par l’autorité coloniale dans différentes parties du Kamerun comme Martin Paul Samba, fusillé à Ebolowa ou Henry Madolla, chef Batanga à Kribi. La même année, le roi Dika Mpondo Akwa, meurt en déportation en Guinée espagnole et son fils Ludwig à N’gaoundéré. Lors du procès de Manga Bell et Ngosso Din, maitre Tilg, avocat allemand des Duala, est expulsé et par la suite porté disparu.
Au lendemain de la pendaison de Rudolf et ses compagnons, les Duala désertent la ville, encore sous l’hégémonie allemande, remontent le fleuve Moungo ou émigrent dans l’arrière-pays. Majoritairement, la population restée à Douala, particulièrement à Deido, collabore avec les alliés qui s’emparent de la ville, le 27 septembre 1914. Cette attitude se justifie par leur haine à l’endroit de l’ancien maître. Par exemple, William Bell, oncle de Rudolf, se rend à Lagos pour offrir à l’état-major de la marine anglaise son aide et sa disponibilité. Les Anglais acceptent sa proposition, et lui demandent en outre, d’être leur intermédiaire, afin de gagner d’autres Camerounais à leur cause.
Sources :
ABWA D., Cameroun, Histoire d’un nationalisme 1884-1961, Editions clé, 2010
RÜGER A., « Le mouvement de résistance de Rudolf Manga Bell au Cameroun », in Kum’a Ndumbe III A. (Dir.) L’Afrique et l’Allemagne. De la colonisation à la coopération 1884-1986 (le cas du Cameroun), Yaoundé, Editions Africavenir, 1986
MVENG E., Manuel d’histoire du Cameroun, Ceper, 1978
Pour aller plus loin :
TEMGOUA A.-P., Les Résistances à l’occupation allemande au Cameroun (1884-1916), thèse de doctorat d’Etat en histoire, Université de Yaoundé I, 2005.